Ep. 3 : La Finance au service du Développement Durable

Des grandes entreprises aux TPE, des services à l’industrie : un mouvement engagé et un besoin d’accélération
On observe que le cadre règlementaire s’est largement étoffé pour intégrer les enjeux RSE[1]. Cette impulsion donnée par le régulateur depuis quelques années a-t-elle déjà été suivie par les entreprises ? Quelques chiffres issus des études les plus récentes permettent d’apporter un premier niveau de réponse :
- Est-ce que les entreprises mesurent leurs émissions de GES ? D’après le baromètre RSE 2024 (échantillon de 1.000 entreprises françaises), 68% des entreprises interrogées ont réalisé un bilan carbone en 2023 (versus 47% en 2022).
- Est-ce que les entreprises achètent responsable ? L’Etude Ecovadis 2023 sur les politiques d’achat des entreprises, qui représente 100.000 évaluations RSE sur 60.000 entreprises, mesure un score RSE global de 57,6 en 2022 versus 54,3 en 2020.
- Est-ce que les dirigeants des entreprises sont évalués en fonction de leur politique RSE ? Le baromètre des rémunérations du SBF120 (étude annuelle de l’IFA[2], en partenariat avec Chapter Zero et Ethics&Boards) montre que 92 % des entreprises du SBF 120[3] incluent désormais des objectifs climatiques dans leurs politiques de rémunération, ce qui représente une hausse de 12 points par rapport à 2022.
Par ailleurs, l’AMF[4] a publié en 2023 une première analyse de la mise en œuvre de la taxonomie sur un échantillon de 31 sociétés cotées de toutes tailles et de tous secteurs. On observe une part d’activités éligibles (celles qui appartiennent à la liste de référence de la taxonomie) qui reste limitée en moyenne, et un écart important entre éligibilité et alignement (respect des différents critères fixés par le règlement). Les chiffres sont plus faibles encore quand on compare l’échantillon au CAC 40 ou au DJ Stoxx 600[5]. Les explications données par les entreprises en réponse aux questions posées par l’AMF témoignent d’une maturité encore faible en termes de maîtrise de ce reporting.
On observe par ailleurs dans le rapport de grandes variations selon les secteurs économiques concernés (cf graphique ci-dessous).
L’AMF a par ailleurs publié cette année pour la première fois un rapport sur le reporting de durabilité des sociétés cotées (41 sociétés analysées sur 237 redevables d’une DPEF[6] – le reporting taxonomie fait désormais partie du rapport de durabilité). Ce rapport se veut également un instrument pédagogique pour préparer le déploiement de la CSRD[7]. Ses principales conclusions sont les suivantes :
- Le reporting et les commentaires de revue produits par l’AMF sont à ce stade largement centrés sur la seule question du climat.
- La majeure partie des commentaires (50%) identifie une problématique d’information non pertinente ou d’absence d’information.
- Suivent ensuite les enjeux de transparence sur la méthodologie et de périmètre (description du périmètre couvert ou transparence sur le périmètre retenu).
Ces deux dernières années, une mise en mouvement des entreprises s’est clairement opérée, mais le chemin à parcourir reste long, la prochaine étape consistant à appliquer la CSRD (déploiement très progressif jusqu’en 2028).
Les priorités à traiter par les entreprises qui abordent ces nouvelles exigences de reporting seront à notre sens les suivantes :
- Elaborer en premier lieu le reporting en matière de climat : faire un bilan carbone et mesurer ses émissions de GES[8], pas seulement sur les scopes 1 & 2[9] mais assez vite sur le scope 3[10], et construire et présenter un plan de transition avec échéances et ressources associées, qui couvre à la fois l’adaptation et l’atténuation des impacts du réchauffement climatique.
- Produire ensuite le reporting Taxonomie, en donnant non seulement une vision statique, mais aussi une vision dynamique (le plan d’investissement dans la transition, qui se traduit en pourcentage des CAPEX[11]).
- Et enfin, traiter un certain nombre d’enjeux transverses en précisant les périmètres de reporting (avec notamment la prise en compte de l’ensemble de la chaîne de valeur), et en mettant en place une collecte et un contrôle des données.
Une période de transformation profonde qui doit être accompagnée par les acteurs du monde de la finance
Oxfam publiait en novembre 2020 un rapport concluant que l’empreinte carbone des grandes banques françaises représentait près de 8 fois les émissions de gaz à effet de serre de la France entière (plus de 3,3 milliards de tonnes équivalent CO2 – calculs effectués en partenariat avec Carbon4 Finance).
Qu’en est-il aujourd’hui ? L’AMF a publié ce mois-ci une étude sur le reporting taxonomie des sociétés financières cotées. En effet, l’année 2024 est celle du premier reporting complet pour les institutions financières, qui sont désormais tenues de publier les informations sur l’alignement à la taxonomie de leurs expositions ou activités. Pour les banques, ce reporting complet comprend en particulier la première publication du Green Asset Ratio (ou GAR) qui en constitue l’indicateur phare : il s’agit de déterminer la part du total des actifs au bilan qui sont alignés avec la taxonomie. L’AMF a étudié un échantillon constitué de 4 banques (BNPP, SG,Crédit Agricole SA, BPCE) et de 3 assureurs (AXA, COFACE, SCOR). La principale conclusion est que le niveau du GAR est très faible : ce niveau est comparable à celui observé sur les principales banques européennes comparables, et à analyser avec prudence compte tenu d’incertitudes sur la qualité et la complétude des données entrant dans le calcul.
Le GAR est largement critiqué par la plupart des banques européennes. Certaines banques ont donc proposé de publier des indicateurs ou ICP[12] alternatifs, ce qui témoigne d’un effort de transparence, mais ne permet pas les comparaisons et suppose une documentation solide sur la méthodologie adoptée. Le reporting est considéré comme complexe, difficile à appréhender pour un investisseur, et insuffisamment relié au reporting financier. Dans l’ensemble, les constats sont similaires pour les assureurs.
La prochaine étape pour le secteur financier est probablement d’une part d’enrichir leur dispositif d’analyse du risque climat, mais aussi de mettre en place un reporting qui permette de donner plus de transparence sur la nature des financements octroyés. Les travaux engagés par la commission européenne pour refondre le SFDR, ainsi que les actions des régulateurs et superviseurs devraient contribuer à faire progresser les deux sujets évoqués.
La possibilité d’agir en tant que collaborateur et en tant que client du secteur financier.
De la même façon qu’une banque a une empreinte indirecte via ses financements et investissements, en miroir, nous l’avons également en tant que client bancaire. Il en est de même pour les assureurs qui investissent les primes collectées sur les marchés financiers.
« Si l’on considère que les Français ont en moyenne 25 000 euros sur leurs comptes, nous polluons encore plus via ce que finance notre argent que par notre propre consommation. Notre argent représente donc notre premier poste d’émissions de CO2. Si nous prenions en compte les émissions de gaz à effet de serre de notre argent, notre empreinte carbone serait donc deux fois plus élevée (Extrait Rapport Oxfam). »
Nous pouvons donc agir pour que notre argent soit durable, en choisissant une banque « verte », ou des investissements labellisés (les labels devront nécessairement s’améliorer en qualité pour éviter le greenwashing). Notons que trois banques historiques se positionnent en tant que banques vertes (la Banque Postale, le Crédit Coopératif et la Nef) et que deux fintechs sont arrivées récemment sur ce marché : Green Got, Helios.
Le monde de la Finance est par ailleurs un employeur et un recruteur important : dans une période de guerre des talents, la pression et l’engagement des collaborateurs est également un élément qui peut conduire les acteurs financiers à bouger.
Ce n’est pas le moment de baisser les bras, bien au contraire, nous sommes à la croisée des chemins, les principaux socles règlementaires sont en place, c’est le moment de l’accélération et de la détermination.
Article rédigé par Isabelle SIPMA, Administrateur Indépendant, Senior Advisor Tech & Secteur financier (Banque et Assurance).
[1] RSE : Responsabilité Sociale et Environnementale
[2] IFA : Institut Français des Administrateurs
[3] SBF 120 : indice boursier de la bourse de Paris composé de toutes les sociétés du CAC Large 60 combinées aux sociétés du CAC Mid 60
[4] AMF : Autorité des Marchés Financiers qui veille à la protection de l’épargne, à l’information des investisseurs et au bon fonctionnement des marchés
[5] DJ Stoxx 600 : indice boursier composé de 600 des principales capitalisations boursières européennes
[6] DPEF : Déclaration de Performance Extra-Financière contenant des informations sur les questions d’environnement, sociales, de personnel, de respect des droits de l’homme et de lutte contre la corruption.
[7] CSRD : Corporate Sustainability Reporting Directive qui va remplacer la DPEF et s’appliquer à un plus grand nombre d’entreprises.
[8] GES : Gaz à Effet de Serre
[9] Scopes 1 & 2 : bilan carbone sur le périmètre des émissions directes et indirectes liées à l’énergie
[10] Scope 3 : bilan carbone pour toutes les autres émissions indirectes
[11] CAPEX : Capital Expenditure ou dépenses d’investissements corporels ou incorporels
[12] ICP : Indicateurs Clés de Performance